La nuit déjà tombée, Grage est de retour dans le quartier.

La matrone hausse les épaules en produisant avec sa bouche un bruit indélicat proche de la flatulence humide.

"J'en sais rien, moi.

Mais en tout cas, les rubans ont l'air d'avoir d' l'importance pour ceux qu'en ont, vu comment y z'aiment pas qu'on s' moque...

En tout cas, à leur arrivée, les sabreurs à rubans étaient bien une d'mie-douzaine à c' qu'on dit. Mais y avait bien une cinquantaine de combattants basanés sans ruban en plus pour protéger l' convoi."

L'homme félin reprend un gros morceau de viande à plein croc tandis que la servante lui répond, puis le mâchouille puissamment, se laissant le temps de la réponse en savourant son morceau.

" Intéressant tout ça, intéressant.. A se demander ce qu'ils sont venus faire par ici...

Ils sont venus manger ici ?"

La matrone secoue la tête comme si la raison de leur venue était évidente :

"Bah... du commerce ! Comme tous les convois.

Y a bien que'ques basanés sans ruban qui sont v'nus manger ici. Quand on leur a d'mandé pourquoi y z'étaient v'nus à Tradisgantia, y z'ont confirmé qu' c'était pour ach'ter et vendre. Y z'auraient des soieries et des gemmes !"

Elle agite alors la main en signe de rejet.

"Tout ça, c'est bien trop cher pour moi..."

Le Léodra, poursuivant son repas, répond spontanément

" Et pourquoi t'ouvre pas un un petit restaurant ? Tu sais servir, tu causes bien et tu pourrais t'acheter toutes les babioles qui brillent et qui tapent à l’œil. "

La matrone se met les poings sur les hanches et regarde le jeune Shaloar d'un air outré :

"Et avec quelles thunes, j'ouvre un p'tit restau ? En plus, faudrait que j' trouv' et paie un cuisinier !"

Et elle ajoute de sa voix vulgaire, avec un rire graveleux :

"A mon âge, c'est pas avec mon corps que j' vais pouvoir l' payer !"

La marâtre peut remarquer que, mise à part une grosse gorgée de vin, le noiraud n'est pas un adepte des boissons alcoolisées.

Le Léodra affiche un franc sourire carnassier tant il prend plaisir à manger en compagnie distrayante. Amusé par les attitudes et les remarques, le guerrier reprend suite à la dernière tirade, sans perdre sa mastication en cours

" C'est pas faux. D'ailleurs, j'ai même pas idée de ce que ça coute un bouge. Et est-ce que c'est comme une arme, une fois que tu l'a payée, elle est à toi ? "

"UN BOUGE !?!"

La matrone a cette fois l'air réellement offusquée. Elle garde ses poings sur les hanches et ajoute en essayant de prendre un ton hautain à la façon des grands marchands :

"Mais pourtant sa seigneurie l'homme-lion est bien v'nu s' salir le pelage dans c' bouge-ci !"

Elle ne tient pas plus longtemps et retrouve son langage vulgaire, mais courroucé :

"Dis tout d' suite que j' mérite pas mieux qu'un bouge ! Et que j' devrai sans dout' faire mère maqu'relle !"

L'homme lion hausse un sourcil d'étonnement, arrêtant sa mastication. Puis, les yeux plissés, Grage écoute attentivement la serveuse jusqu'à ce qu'elle est terminée. Terminant sa rumination de sa viande, le léodra reprend après avoir avalée sa bouchée.

" Ta réaction me plait et elle est tout à ton honneur !

Répond l'homme lion avec sincérité.

" Je ne parlais pas de ce restaurant qui doit être véritablement hors de prix comme peu l'être une épée solide, tranchante et finement ciselée. Aurais-je du dire, ne serais qu'un bouge ? "

La matrone n'a pas l'air de saisir la rhétorique du jeune Shaloar mais son ton conciliant semble suffire à désarmer la colère de la serveuse bedonnante. Après un instant de silence, elle poursuit alors sur le ton de la conversation.

"Ben... p't-êt'...

Et puis, j' sais foutrement pô combien ça peut coûter un restaurant. La bâtisse, encore, ça doit pouvoir s' louer plutôt qu' s'ach'ter ! Mais d' tout' façon, faut prend' une protection. Et j'imagine qu' c'est pas donné. Vu la tête que tire l' patron à chaque fois..."

" Pour sur, les grandes familles sont souvent plus exigeantes que les malfrats "

répond le Shaloar presque en s’esclaffant, imaginant la tête du patron à chaque levée d’impôt. Puis, tendant le pichet à son interlocutrice.

" La discussion est agréable. Trinque avec moi tu veux ! "

La matrone affiche une mine perplexe, puis elle finit par oser demander :

"Heu... c'est quoi qu' t' appelles un malfrat ?"

"Un malfrats !?!"

répond le Léodra un peu surpris par la question

" C'est un détrousseur de bourses et de jupons que l'on a pas frappé assez fort pour qu'il change d'activité. Un brigand des rues qui peut aussi rançonner les commerçants. "

"Ah d'accord ! Un coupe-jarret !"

La matrone sourit, illuminée par la révélation. Puis elle ajoute :

"C'est sûr qu' les familles marchandes font bien raquer. Mais d'un aut' côté, vu qu'ici on a la protection d' la famille Tékélitt, y a pas d' coupe-jarrets dans not' quartier !

Enfin... j' veux dire... qui rançonne les commerçants !

Ceux qui osent finissent à d'voir s' bat' dans l'arène avec une dague cont' des monst' !"

Et elle s'esclaffe à nouveau.

Le massif guerrier lâche un rire au timbre carnassier qui accompagne celui de son interlocutrice.

" Avec une dague... Quelle générosité...Tu me diras, c'est une bonne façon nourrir le bétail sans toucher au porte monnaie ça, tout en purifiant et en amusant la ville dans l'exemple d'une belle fin de carrière. " reprend le Léodra amusé.

" A la santé des malfrats ." et après avoir pris une bonne lampée de vin chaud, le noiraud tend le pichet à la serveuse avec entrain.

Aussitôt, la matrone répond abruptement avec une franche expression de reproche :

"J' t'ai déjà dit : pas pendant l' service !"

Et elle ajoute, renfrognée :

"J' tiens pas à m' faire virer ! J'ai une famille à nourrir, moi !"

Et après un gros soupir :

"D'ailleurs, faut qu' j'y r'tourne... dommage, t'es plutôt rigolo pour un homme-lion."

Et elle se détourne pour retourner vers la salle commune.

" Attends " Gronde le Léodra qui fouille dans une de ses bourses.

"Tiens pour ta famille." lâche l'homme lion respectueusement en tendant une pièce d'argent nommée Ecu par sa forme, dans un élan de sincérité et de spontanéité carnassière.

" C'est rare d'avoir si bonne compagnie. Tu penses aux tiens et à ta tanière. Puisse cette pièce y apporter quelques bienfaits."

La matrone commence par regarder la pièce d'argent sans comprendre. Ensuite, elle fixe Grage avec méfiance, comme cherchant où est le piège. Mais elle n'hésite pas longtemps, elle saisit vivement l'Ecu comme craignant que le Shaloar retire sa main subitement.

Intérieurement amusé par la réaction de la serveuse, le noiraud se garde bien de laisser paraître ses ressentis. Une fois que la pièce est prise, le Léodra reprend son repas sans mot dire calmement, savourant les mets qu'il a à sa disposition.

La matrone se presse ensuite de quitter la pièce pour retourner dans la salle commune.

Le jeune Shaloar ne recevra aucune autre visite pendant le reste de son repas.

Le noiraud savoure la tranquillité de la pièce ainsi que le restant de son repas. Une fois rassasié, le léodra profite de sa solitude et de sa quiétude pour s'étirer comme un gros chat après un bon repas.

Ensuite, et bien tranquillement, le guerrier inspecte sa panoplie écoutant le brouhaha de la pièce principale. Ainsi, dès que les départs des premiers convives se feront entendre, le Léodra ajustera ses équipements et quittera les lieux pour se diriger à la taverne de l'Œil Sombre en vue d'y arriver pour l'heure de la fermeture.

A la sortie de l'auberge, le jeune Shaloar repère les petits groupes de clients qui s'éloignent dans les rues proches. Rares sont ceux qui osent s'aventurer seuls dans les rues nocturnes. Les badauds les plus proches ont jeté un œil méfiant vers lui quand Grage a fait grincer la porte en l'ouvrant et la refermant, puis ils ont pressé le pas pour s'éloigner au plus vite.

Sur le chemin du retour vers l'Œil Sombre, l'ouïe fine du Shaloar détecte le son aigü d'une lame rapide sur la chair suivi par des gargouillis étouffés. Les bruits proviennent d'au-delà d'une rue parallèle, de l'autre côté des bâtiments à droite.

Quand le noiraud sort de l'auberge, repus, il ne manque pas de savourer la réaction des clients avant de passer en mode vigilance accrue et prendre le chemin qui lui importe de sa démarche assurée.

A l'entente des bruits de ce qui ressemble à une exécution en bonne et due forme, le guerrier éprouve un instant d'hésitation. N'étant plus lieutenant, Grage n'a plus de légitimité à sanctionner les coupes gorges. Cependant, un sourire carnassier se dessine sur le visage du marcheur nocturne à l'idée de croiser éventuellement le fer avec les clients de la taverne de l’œil sombre qui ont osé rigoler de sa personne.

Le temps d'une enjambée en se préparant à dégainer une de ses épées à deux mains, le curieux fait appel à sa mémoire pour estimer le meilleur moyen d'arriver sur les lieux rapidement tout en sécurisant son trajet au cas ou l'assaillant ne serait pas seul afin de ne pas tomber dans une embuscade. Et si la possibilité de surprendre est possible, alors le massif guerrier qui n'est pas un roi de la discrétion mettra tout en œuvre pour avoir cet avantage. Le premier réflexe étant de vérifier si il n'y a pas d'autres guerriers spirituels dans les environs proches.

Le moyen le plus rapide et le plus sûr serait d'escalader une façade et de passer par les toits.

Lorsque Grage se concentre pour ressentir les totems, il ressent aussitôt la présence du Totem Serpent, manifestement très peu éloigné de l'endroit d'où sont venus les gargouillis. Le jeune Shaloar ne détecte qu'un seul guerrier spirituel.

Le Léodra affiche une moue de désolation quand il ressent le totem serpent. Il ne croisera pas le fer avec les badauds de la taverne comme il l'espérait.

Le massif guerrier poursuit donc sa route, comme si de rien était en apparence. Les sens sont à l'affut et la démarche est plus lente, prompt à la réaction. De temps à autre, par réflexe,  le promeneur se concentre rapidement pour ressentir si le totem serpent le suit.

A nouveau, le jeune et massif Shaloar constate que les malandrins, repérés en avance par ses sens aiguisés et grâce à l'avantage procuré par sa nyctalopie, évitent son approche et décident prestement d'aller visiter d'autres ruelles.

Selon son sens de guerrier spirituel, le Totem Serpent est resté immobile quelques instants puis a commencé à s'éloigner peu après que Grage ait décidé de passer son chemin.

C'est donc sans encombre particulière autre que la déception que le jeune Léodra finit par atteindre la rue où se situe la Taverne de l'Œil Sombre.