Le Léodra progresse

Après s'être relevé de sa position assise, le Mashra en armure de cuir a un simple hochement de tête et déclare :

"Va, Grage Niark. Je me chargerai du nettoyage."

Comme le vent souffle toujours, les immondices sont toujours charriés de manière aléatoire et salissante. Se nettoyer dans le fleuve pour se faire à nouveau salir aussitôt serait donc un bel exemple de futilité...

Grage rejoint donc le massif bâtiment des thermes les plus proches. Et il peut aussitôt constater que les volets et les portes en sont toujours clos.

Comme beaucoup de bâtiments de la cité, les thermes choisis par Grage n'ont qu'une entrée à l'avant - vaste et à double-battant - et une seule petite entrée de derrière. Ils disposent d'un étage au-dessus du rez-de-chaussée et d'un toit pentu couvert d'ardoises sans ouvertures autre que deux cheminées. Le rez-de-chaussée n'a aucune autre issue que ces deux portes, pas de fenêtres, pas de meurtrières, rien que des murs de pierre lisse. L'étage par contre en abonde, avec seulement deux mètres de séparation entre chaque. Tous les volets sont fermés. Les déprédations des vents ont constellé les murs de tâches peu ragoutantes. Néanmoins, ils restent suffisamment visibles pour montrer qu'il n'y a aucun emblème de famille marchande : après tout, ces thermes se trouvent dans le quartiers des indépendants.

Les vents ne hurlent plus, même s'ils se font encore entendre, et une simple frappe vigoureuse suffit. Le jeune Léodra attend moins qu'un sablier pour entendre le judas s'ouvrir. Deux yeux d'humain s'y encadrent. Et une voix masculine vulgaire et peu amène demande :

"Ouais ?"

Les yeux s'écarquillent de surprise. Puis le judas se ferme à la hâte. Et plusieurs verrous sont tirés. L'un des battants s'ouvre vers Grage. Un homme de taille moyenne mais large d'épaule tient le battant de porte. Il porte un pantalon de cuir brun, une grosse chemise de laine d'un blanc écru et une masse d'armes à la ceinture.

"Entrez vite, ô puissant guerrier !"

L'obséquiosité se combine mal avec sa voix vulgaire. Il s'incline plusieurs fois vers le jeune Léodra et essaie de ne pas gêner son entrée en se plaquant à la porte.

La porte donne sur une sorte de hall de pierre, faisant presque 5 mètres de large sur 3 de profondeur. Le sol est recouvert de parquet. Sur la droite, un comptoir de bois est visible. Deux femmes attendent derrière. L'une d'elles a la trentaine bien dépassée et semble plutôt bien nourrie, vu ses formes rebondies. L'autre a moins de la quinzaine d'années et n'est sans doute pas totalement formée. Un air de famille est aisément perceptible. Les deux portent des robes longues et simples de lin, teintées d'un gris terne. Elles ont toutes deux le regard tourné vers la porte d'entrée, empli de curiosité.

La porte est refermée sitôt le passage du Shaloar crotté. Grage peut alors distinguer qu'il y a un rideau fermant une arche au milieu de chaque autre mur de la pièce : un derrière le comptoir, un au fond et un à gauche. Des lampes à huile sont suspendues au plafond par des crochets, apportant une abondante lumière à la pièce sans fenêtre.

Avec un sourire accueillant, la femme la plus âgée s'incline vers Grage en se croisant les mains devant les épaules.

"Soyez l' bienvenu, ô Sauveur d' la Cité.

J' vous invite à passer l' rideau à vot' gauche, où vous pourrez vous dévêtir avant d' rejoind' les bains. Nous nous occup'rons d' nettoyer vot' équip'ment pendant c' temps-là."

Après un court moment d'hésitation, elle ajoute d'une voix rapide :

"Z'inquiétez pas, c'est la maison qui offre ! C'est bien l' moins qu'on puisse faire, z'avez combattu les morts et les démons pour nous."

Les deux femmes croisent leur regard, embarrassées. Puis la plus âgée se tourne de nouveau vers le Shaloar et répond d'une petite voix :

"Nous n'avons pas d’alcôves, ni d' nourritures ici, seigneur. Ce sont qu' de modestes thermes..."

Puis la plus jeune fait preuve de courage et ajoute :

"Les vestiaires et les bains sont communs, m'ssire !"

Resté près de la porte, l'homme en pantalon de cuir se dandine d'un pied sur l'autre, visiblement inquiet qu'il y ait du grabuge. Il garde pour l'instant sa main éloignée de sa masse d'armes.

De l'autre côté du rideau se trouve une pièce longue et étroite. Trois mètres de large, dix de long. Les murs sont de pierre nue. La seule autre issue est un rideau au fond de la pièce, au bout du mur de droite. Des bancs de bois beige sont disposés bout à bout au centre de la pièce, parallèles aux murs des flancs. Contre les murs sont disposés des coffres de bois brun renforcés de métal. Ils sont tous grand ouverts.

Il n'y a personne dans la pièce. Et nul endroit pour se cacher.

Grage rejoint le rideau au bout du mur de droite. Après l'avoir ouvert, il découvre une vaste pièce carrée de dix mètres de côté contenant trois bassins emplis d'eau claire. Ils ont les mêmes dimensions : deux mètres de large pour bien huit mètres de long. Leur longueur est parallèle aux murs de côté. Le bassin le plus proche n'émet aucune vapeur, le bassin du milieu laisse s'échapper des volutes et le plus éloigné est plongé dans la brume. Le jeune Shaloar en déduit rapidement : bain froid, tiède ou chaud.

Tout le long du mur où se trouve le rideau sont alignées des étagères contenant serviettes, gros savons rectangulaires, éponges ovoïdes et petites amphores.

L'espace de la pièce est entièrement dégagé. La seule façon de se dissimuler est de se coller à une paroi dans un bassin et de rester en-dessous du niveau du plancher. Le sol est d'ailleurs recouvert de carrés de céramique. Une très légère pente est faite pour ramener l'eau des éclaboussures dans les bassins.

Le Léodra noir ne distingue aucune autre issue que le rideau où il se trouve. Ici également, il n'y a aucune fenêtre. La lumière abondante est apportée par des lampes à huile accrochées au plafond. Plafond qui est d'ailleurs percé ici et là de petites grilles métalliques pour laisser s'échapper les vapeurs.

Depuis le bain chaud, Grage ne pourra pas surveiller ses affaires, l'angle étant mauvais avec le rideau. Heureusement, il restera le seul client le temps de son décrassage. Une fois dans le bain froid, il peut observer à loisir ses biens qui n'ont pas bougé de leur place. Pendant tout ce temps, les vents extérieurs faiblissent en puissance et en vacarme.

Ce n'est qu'une fois qu'il a terminé ses bains, encore nu et mouillé, qu'il entend des coups frappés à la porte d'entrée.

Depuis l'extérieur, le vent se fait toujours entendre épisodiquement par bourrasque, mais il a perdu quasiment toute sa force. Rapidement placé derrière le rideau de séparation entre l'entrée et les vestiaires, le jeune Shaloar arrive à point nommé pour entendre le judas s'ouvrir. Le portier répond par son vulgaire :

"Ouais ?
- Salutations ! C'est pour se décrasser. On a été surpris en pleine ville par les vents. Vous faites aussi du nettoyage d'habits ?
- On fait ça aussi. Z'êt' bien nombreux. Montrez d'abord vot' monnaie.
- Voici !
- Ça va. J' vous ouvre."

Grage peut entendre le judas claquer en se fermant, les verrous être tirés et la porte s'ouvrir. Des pas nombreux claquent sur le parquet. Plus d'une dizaine, peut-être même une vingtaine de personnes...

Les pas s'arrêtent peu après l'entrée. Les nouveaux venus restent groupés. La voix de la trentenaire bien nourrie se fait alors entendre :

"C'est un établiss'ment correct, ici, voyageurs. Alors les hommes à vot' gauche et les femmes en face ! On s' mélange pas !

Et c'est 3 besants par personne. Payab' d'avance !"

Une voix masculine inconnue répond tranquillement.

"Je vais payer pour tous. Vous nous feriez bien une ristourne ? On vous fait la journée, là..."

Un silence dure quelques instants. Puis la matrone répond :

"D'accord. Cinquante besants pour l' groupe."

Des pas qui s'éloignent, allant sans doute vers le comptoir. Puis le son caractéristique des pièces qui tinte sur le bois. La tenancière s'exclame au bout d'un moment :

"Le compte y est. Vous pouvez y aller."

Les pas indiquent alors que le groupe se sépare en deux. Une dizaine de personnes se dirigent vers le rideau derrière lequel le jeune Léodra noir s'est dissimulé.

Le massif Léodra se trouve donc à l'autre bout de la pièce, non loin du rideau qui donne sur les bains, à presque dix mètres de là quand le rideau de séparation avec la salle d'entrée s'écarte. Un premier archer vêtu de cuir et de fourrures crottées faisait son entrée au moment où il découvre le jeune Shaloar. Les quatorze maraudeurs masculins se sont figés le temps que Grage parle. Puis ils se reprennent et dégainent vivement une hache de lancer chacun...