La nuit commencée, Grage revient au sein du quartier...

Shalaamnrirr hoche lentement la tête, avant de répondre :

"Je puis répondre aisément à votre demande de précisions. Cependant, je me dois de demander une clarification de vos propos. Désirez-vous en apprendre sur la situation de Tradisgantia juste avant que le Cataclysme ait eu lieu ou sur une période plus ancienne ?"

Quant à lui, Mrrâm'narshk fait en réponse une gestuelle de la main droite complexe avant de la placer sur son cœur et de s'incliner. Puis il explique :

"Veuillez m'excuser, la force des habitudes... je vous signalais que je ferai selon vos désirs sitôt notre conversation terminée."

Nash'kresht reste droit et inexpressif pendant les paroles des autres anciens. Il toussote dès que ceux-ci ont terminé de parler. Puis il fixe Grage droit dans les yeux et indique, avec une expression critique :

"Je ne sais si vous l'avez remarqué, mais au sein de l'Hostellerie du Havre Ronronnant résident un groupe de Mashras dévoyés qui ont cédé à l'écoute de nouvelles idoles. Ils rejettent les enseignements de notre passé et croient avoir acquis une force surshandaresque. Alors qu'ils n'ont fait que céder aux susurrations de fausses divinités, qui se nourrissent de la faiblesse qui suit leur gain de puissance."

Mrrâm'narshk incline la tête en réponse de façon à avoir le visage baissé simultanément.

Shalaamnrirr reste la mine interloquée par la réponse de Grage. Mais il ne répond rien, le jeune Léodra étant passé à un autre interlocuteur.

Toujours assis en tailleur, Nash'kresht reste le torse droit et fier et ne répond tout d'abord que par une interjection convoyée par une rebuffade du museau. Il accomplit ensuite un lent mouvement respiratoire avant de prendre la parole :

"Oui, je blâme ceux qui rejettent notre héritage. Ceux qui conchient leurs parents et les traitent avec mépris.

Quant aux démons, qui ne sont apparus que depuis le Cataclysme, les griffes et les lames de nos frères suffisent à les renvoyer dans leurs enfers d'outremonde."

Nash'kresht fronce les sourcils puis répond d'une voix calme et déterminée :

"Envermonde ? Que définit ce terme ?"

Il tourne ensuite le regard vers les deux autres anciens, qui répondent négativement d'un simple mouvement de tête lent. Puis le Gardien des Traditions reprend la parole vers Grage Niark :

"Pourquoi ce lieu serait-il protégé contre l'écoute ? Ici, nous pouvons être rencontrés et interrogés. Le secret dans le mode de vie est la marque du Clan Finya, pas celle du Clan Mashra."

Les trois anciens écarquillent les yeux de surprise, en fixant le jeune Léodra. Et alors que les deux autres restent hébétés, Nash'kresht éclate de rire. Il se reprend vite et saisit quelque chose étalé au sol derrière lui. Il révèle aussitôt devant lui une arme dans son étui et dégaine lentement le cimeterre ainsi dévoilé. Il s'agit d'une arme à la facture ciselée et décorée, néanmoins son fil ne laisse aucun doute sur son tranchant.

"Nous ne nous dissimulons pas, mais cela ne signifie pas que nous sommes sans protection, Grage Niark", déclare le Gardien des Traditions, avec une expression légèrement souriante et amusée.

Il retrouve ensuite son calme et sa dureté. Il rengaine l'arme et la repose derrière lui. Il se replace ensuite, toujours assis en tailleur, et fixe Grage.

"Nous autres, Shaloars, ne sommes jamais sans protection", et il montre vivement sa main griffue, puis il reprend une attitude paisible, "contrairement aux autres races inférieures, nous avons toujours le moyen de combattre et de tuer rapidement nos ennemis.

Sans doute, as-tu vécu trop longtemps dans la compagnie des simples humains pour arriver à de telles pensées à notre sujet."

Dans l'intermède, les deux autres Mashras âgés ont retrouvé leur contenance.

Les trois anciens froncent alors les sourcils, la mine surprise.

A nouveau, Nash'kresht est le premier à réagir.

"Pourquoi cet abattement, Grage Niark ? Si tu parles de la grande bataille faisant suite au siège de Tradisgantia, l'ensemble des guerriers de la cité ont combattu. Pas seulement les nôtres, je dois le reconnaitre. Et même si tous ont subi des pertes, la ville a été sauvée."

Puis alors que les deux autres vieux Mashras continuent de fixer attentivement le jeune Léodra, Nash'kresht se frotte le menton de la main gauche, tout en laissant échapper un faible grondement lent.

Il reprend la parole ensuite :

"Je n'ai jamais entendu parler de cet envermonde. Ce que tu en dis ressemble grandement à une croyance récente. Comme tout ce qui concerne le lieu d'où viennent les démons..."

Au moment où Grage exprime son ressenti vis-à-vis de leur faiblesse, Nash'kresht gronde légèrement à voix sourde tandis que Mrrâm'narshk et Shalaamnrirr écarquillent de nouveau leurs yeux de surprise. Néanmoins, aucun des trois anciens n'interrompt le jeune Léodra et ils regagnent tous leur sérénité pendant les propos qui suivent.

Shalaamnrirr prend donc la parole après avoir laissé le silence s'installer suite à la dernière question.

"Qu'entendiez-vous par les propos suivants : 'quand les cages étaient pleines' ?"

La curiosité du vieux Mashra est aisément discernable.

Quand le jeune Léodra se lève pour se dégourdir, il ne peut manquer l'expression choquée du Gardien des Traditions et du Conservateur des Lignées. En ce qui concerne l'Ambassadeur des Vérités, l'étonnement est vite remplacé par l'amusement.

Mrrâm'narshk intervient alors, la mine souriante :

"Votre manque d'éducation s'est encore signalé présentement, Grage Niark...

Si vous ne pouvez rester en place, vous ne pouvez pas vous placer dans l'état d'esprit adéquat à l'écoute de notre savoir. Cela est du à votre jeune âge et à votre empressement.

Si vous ne vous sentez pas capable dès maintenant de rester assis pour converser, revenez plus tard."

Une fois Grage de nouveau assis, Mrrâm'narshk hoche la tête avec un sourire décontracté. Nash'kresht secoue brièvement la tête de gauche à droite puis retrouve son attitude droite et fermée. Shalaamnrirr pousse un long soupir puis se reprend, à nouveau digne.

Après un court instant de silence et d'immobilité, le Conservateur des Lignées prend la parole :

"Avant le Cataclysme, l'étendue de la ville était la même qu'aujourd'hui. Les murailles étaient placées aux mêmes endroits. Vous pourrez d'ailleurs remarquer en faisant le tour à l'extérieur les quelques rares travaux de rénovation des protections de la cité. Certains se poursuivent d'ailleurs de nos jours suite à l'attaque récente. Cependant, en cette époque, bon nombre de quartiers extérieurs aux murailles étaient construits avec des composants légers et fragiles tels que bois et briques. Il ne reste rien à ce jour de ces quartiers, qui étaient uniquement peuplés d'humains.

Les Dieux vivaient alors au sein des Demeures Luminescentes, dans l'actuel Quartier Sarzano. Ils étaient servis par de nombreux Vorsauranns et gardés par nos ancêtres Mashras. Parfois, des commandants Léodras pouvaient être mandés par les serviteurs des Dieux, car seuls les plus hauts Vorsauranns pouvaient supporter la présence des Dieux. Ces Vorsauranns étaient nommés les Prophètes.

Il existait alors d'autres castes de Vorsauranns, aisées à différencier par la taille des membres de chaque caste. Les Prophètes pouvaient dépasser les quatre mètres de haut.  Les Veilleurs dépassaient les trois mètres. Les Régents atteignaient notre taille. Les Intendants faisaient environ le mètre et demi. Et les Manouvriers dépassaient rarement le mètre de haut.

Les Vorsauranns représentaient le premier peuple au service des Dieux et ils ont longuement existé en tant que seul peuple sur Géa. Mais à cette époque faste précédant le Cataclysme, de nombreux autres peuples avaient été enfantés par les Dieux. Chacun avait une tâche précise. Et nous, les Shaloars, avions reçu la tâche du combat.

Le peuple le plus récent et le plus nombreux était le peuple humain. Il avait été créé pour se reproduire rapidement et s'adapter en tant qu'assistants aux nombreuses tâches de construction et de réfection. Son espérance de vie était faible et leurs corps étaient fragiles. Sans doute une mesure des Dieux pour que leur nombre ne devienne jamais une menace.

Toujours était-il qu'il était le peuple largement le plus nombreux au sein de Tradisgantia, veillant à sa santé et à son activité. En cette époque, il n'existait aucune des Grandes Familles. Les humains étaient tous des servants. Ils étaient ignorants et ne pratiquaient aucune monnaie, ils ne pouvaient s'adonner qu'au marchandage. La monnaie était réservée aux peuples mieux placés dans la hiérarchie, dont les Shaloars.

Mais peut-être vaut-il mieux que je décrive les conditions de vie générales de cette époque, avant d'entrer dans les détails de la géopolitique ?"

Alors que les deux autres Mashras restent stoïques, Shalaamnrirr hoche la tête en réponse. Puis il reprend son récit :

"Tout d'abord, en cette époque d'avant le Cataclysme, l'Œil du Gardien ne se trouvait pas dans le ciel. C'était l'époque de la Grande Nuit. Mais des plantes aujourd'hui disparues poussaient un peu partout dans Tradisgantia. Leurs fleurs produisaient une douce lumière éclairant la cité. Cette lumière était permanente, tout comme la nuit était permanente tout autour. De nos jours, le seul vestige de cette lumière est celle émise par le sommet des Demeures Luminescentes.

Les quartiers extérieurs de la cité, fragiles, n'étaient pas illuminés. Et cela rappelait aux simples humains leur statut moindre. Ils devaient user du feu pour s'éclairer et cela leur enseignait la prudence et la responsabilité. Car de nombreux incendies eurent lieu dans leurs quartiers, par la faute de leur inconséquence. Mais les Dieux veillaient, et ces incendies n'ont jamais causé plus de destructions que quelques demeures. Les destructions étaient simplement suffisantes pour enseigner la vigilance aux inattentifs humains.

Au-delà des quartiers extérieurs, le sol fertile autour de Tradisgantia était exploité. De grandes étendues de cultures remplaçaient les immenses prairies du sud et les terres craquelées du nord. Celles-ci étaient sous la responsabilité des Minotaures, qui avaient reçu des Dieux une petite part de leur pouvoir sur les éléments. Ils veillaient à organiser les travaux accomplis pour la plupart par les simples humains. Les Minotaures ont quasiment disparu, aujourd'hui..."

La colère est alors perceptible dans le ton de la voix dans ce qui suit :

"... Ils ont été parmi les premières victimes du soulèvement de ces chiens d'humains !"

Alors un soupir se fait entendre, avant qu'il poursuive :

"Mais pardonnez moi cet égarement, je m'éloigne du sujet de mon enseignement."

Il s'incline alors vers Grage, en faisant simultanément un geste compliqué de la main droite. Puis il poursuit :

"Au sein des champs, les humains étaient assisté par les Kerlèksèss et les Semi-Géants pour les travaux demandant de plus grandes capacités physiques ou des atouts particuliers. Les humains avaient remplacé les Simiesques dans ces travaux, ils se reproduisaient plus vite et s'adaptaient mieux aux nouvelles tâches. Tant et si bien que les Dieux avaient créé une nouvelle race d'humains plus vigoureuse, plus rapide, plus intelligente et plus tenace. Tout comme les humains était une version améliorée des Simiesques. Cette nouvelle race est devenue de nos jours le peuple des Amazones, qui vit au sud de notre grande cité."

Shalaamnrirr cesse un instant son récit et fixe attentivement Grage.

La mine aussitôt satisfaite par l'attention apportée par Grage, Shalaamnrirr poursuit son exposé en décrivant une par une les différentes institutions de la grande cité dénommée Tradisgantia.

Le jeune Léodra apprend donc que l'ensemble des résidents de la ville était alors des Vorsauranns, des Shaloars (dont les différents Clans avait pour rôle la défense de la cité pour les Mashras, les missions offensives pour les Skrakas et la surveillance ainsi que l'espionnage pour les Finyas, les Léodras se contentant du commandement) et des Minotaures (qui se chargeaient d'organiser l'intendance de la ville, ainsi que de superviser les cérémonies de respect envers les Dieux). Grage parvient à retenir que les Vorsauranns étaient aisément les plus nombreux et leur nombre était inversement proportionnel à leur taille.

La description apportée par le vieux Mashra devient de moins en moins passionnante et Grage commence à trouver le temps long, comme lui signale son estomac...

Shalaamnrirr pousse un léger grondement contrarié lors de l'intervention subite du jeune Léodra. Puis il se reprend et écoute attentivement.

Nash'kresht fronce les sourcils un bref instant, tandis que Mrrâm'narshk affiche un court instant un mince sourire en coin amusé.

Puis au terme des questions de Grage, le Conservateur des Lignées se gratte le menton un moment avant de répondre :

"Rrrrmm-Hmmmrrr...

Tout d'abord, sur quels savoirs vous basez-vous, Grage Niark, pour affirmer que les Dieux avaient tout ce qu'ils voulaient ?

Lorsqu'un Mashra apprend l'ensemble des connaissances que j'ai accumulées au cours de ma longue vie, il en vient à penser que les Dieux n'étaient pas omnipotents. Dotés d'un grand pouvoir certes, mais pas omniscients non plus. De grandes tragédies ont traversé notre histoire, et je doute que les Dieux y étaient préparés. A d'autres moments, nous pouvons nous poser la question si les Dieux n'ont pas été eux-même la cause de certaines de ces tragédies.

Tout cela ne reste que du domaine de la supposition, et cela ne retire rien du respect que nous leur devons.

Enfin, pour ce qui est de vos dernières questions...

Pour ma part, je doute que les Dieux aient besoin de protection. Ils avaient sans doute besoin de nous pour ne pas avoir à se préoccuper de devoir régenter les peuples faibles. Et il est manifeste que certains des peuples qu'ils ont créé au cours de leur histoire se sont révélés dangereux une fois qu'ils ont été laissés de côté. Notre rôle de Shaloars a alors été de mener la guerre chez ces peuples et de mener la protection des cités des Dieux.

Et hélas, nous avons failli..."

Shalaamnrirr annonce ces dernières paroles en levant un pouce et en l'agitant rythmiquement, perdant la gravité et la solennité qu'il avait lors de son récit historique.

Lors des premières paroles de Grage, Nash'kresht gronde lors de ses propos sur les dieux. Jusqu'à la confession du jeune Léodra sur son besoin de se forger une image. Par la suite, le Gardien des Traditions surveille silencieusement l'homme-lion noir, la mine méfiante.

Dans le même temps, Mrrâm'narshk et Shalaamnrirr observe Grage avec attention, et manifestement beaucoup de curiosité.

Les dernières questions poussent le Conservateur des Lignées a une profonde réflexion, baissant la tête et se tenant le menton. L'Ambassadeur des Vérités contemple ensuite les deux autres anciens, puis déclare :

"Les jeux de pouvoirs se jouent à tous les niveaux de la société. Et sans doute, au dessus.

Certainement, ces jeux ont eu des répercussions qui nous ont frappé. C'est justement votre rôle, en tant que Léodra, que de chercher à élucider ces jeux de pouvoirs. Hélas, nous n'avons guère identifié l'ensemble des participants. Mais ce sujet est sans doute encore trop tôt à aborder. Sans doute avez-vous encore des questions sur notre histoire ?"